Je sais où tu habites et je sais d’où tu viens… #4

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Je sais où tu habites et je sais d’où tu viens…  Voici la dernière des quatre “petites fictions” historiques que nous publions cet été ! C’est une manière plaisante, ludique, de découvrir Thorigny sur Marne grâce aux notes de Edmond Morin, à la “mémoire” préservée par André Claverie et à la “plume” imaginative et libre (très libre !) de Fabrice Hamelin.

ÉPOQUE # 4

Ce sont les notes historiques d’Edmond Morin qui ont inspiré nos petits textes sur la commune. Nous avons été surpris qu’une vie si pleine, si “utile” à la société de son époque soit, aujourd’hui, à ce point ignorée. Nous souhaitons donc clore cette série estivale en revenant sur la vie d’Edmond Morin, à l’heure où des Thorignien(ne)s alertent sur les risques de disparition de sa pierre tombale. Nous partageons leur combat pour que la mémoire locale, si peu entretenue, ne soit davantage encore amputée.

En 1898 (ou 1903 ?), lorsqu’il s’installe à Thorigny sur Marne, avec sa famille, le bourg compte près de 1500 habitants et un peu moins de 500 foyers. Edmond Morin est marié à une lingère, parisienne comme lui, et père. Il n’a pas quarante ans. Nul doute qu’il connait déjà la commune. En 1874, c’est à l’imprimerie de Lagny sur Marne, qu’il devient apprenti-typographe, à 15 ans et par hasard !   

Le Thorignien

L’installation à Thorigny sur Marne se fait au mi-temps de sa vie. La famille vit Villa La Semeuse, au 26 de la rue Gambetta. Edmond Morin y décède le 13 août 1937. En haut du vieux cimetière, le monument élevé en son souvenir est inauguré en juin 1938. Il est orné d’une belle plaque de bronze réalisée par Émile Prodhon (1881-1974) et couronnée par sa devise : « Être utile ». Tout au long des quarante années passées à Thorigny, il n’a cessé de la mettre en pratique.

E. Prodhon devant le monument élevé en souvenir d’Edmond Morin (1938)

Edmond Morin n’est pas simplement le témoin attentif des transformations de la commune, dont il entreprend de faire l’histoire. Il écrit méthodiquement sur “Nos instituteurs”, “le chemin de fer”, “la passerelle”, ” l’école”, “la municipalité”, “les vieilles familles” ,… Il en est davantage encore un acteur. Il est élu conseiller municipal en 1929 à un âge déjà respectable et le reste jusqu’à son décès. Lors de cette élection, le peintre Emile Prodhon, qui lui n’a pas encore cinquante ans, devient également conseiller municipal.

La profession de foi de E. Morin est claire : “Beaucoup d’entre vous connaissent mes opinions. Pour ceux qui les ignorent les voici :

  • en politique je suis socialiste avancé, mais indépendant.
  • en philosophie, je suis areligieux mais je respecte les idées adverses en la personne de ceux qui les professent.
  • au point de vue municipal, je ne vous ferai qu’une promesse : agir au mieux pour remplir ma devise : “être utile””.   

L’exposition qui lui est consacré en 1959 au musée de Lagny, pour le centenaire de sa naissance, souligne tout spécialement son rôle moteur dans la construction du groupe scolaire ou encore dans la question de l’eau à Thorigny.  Mais il s’investit plus particulièrement dans l’action sociale : à la caisse des écoles de Thorigny, au sein de sociétés de secours mutuels et d’assistance sociale, au dispensaire d’hygiène sociale,… En 1908, il fait partie des fondateurs de la société de secours mutuels de Thorigny : “L’Union fraternelle”. Il en devient le secrétaire. Son investissement mutualiste le conduit à prendre des responsabilités départementales. Dans les années trente, il déclare être membre de 37 associations et sociétés de secours-mutuels. Il a aussi été actif au sein de la Fédération française des travailleurs socialistes de France ainsi que du Cercle d’études sociales.

Extrait du Petit Parisien du 6 août 1931. 

L’installation à Thorigny sur Marne correspond à un tournant dans sa vie professionnelle et militante. En 1897, il a dû abandonner ses responsabilités et mandats syndicaux, du fait de son départ de la Fédération Française des Travailleurs du Livre (FFTL). E. Morin était en désaccord sur la question de l’emploi des femmes dans la typographie et leur intégration aux syndicats professionnels. : “aussi, ne comprenons-nous pas la levée de boucliers dont est victime notre excellent ami et digne collaborateur Edmond Morin au sujet de son idée d’introduire la femme-typote dans les syndicats masculins(…) Heureusement, nous sommes là et nous soutiendrons Morin jusqu’au bout” écrivent alors ses amis de La Sorte. Cela ne suffit pas et cette rupture le conduit à quitter son emploi de typographe pour devenir représentant pour le fabricant d’encres Laflèche Breham, fonction qu’il exerce encore au début des années 1930.

Hommage de la revue PROTOS, n°20, 1937, p.13. 

L’activiste

A l’issue de son apprentissage à Lagny, il devient ouvrier à l’imprimerie Plon à Paris puis imposeur et corrigeur de machine chez Jean-Claude Motteroz à partir de 1879. Il travaille ensuite à l’Imprimerie nouvelle, chez Chamerot, puis à l’imprimerie du Radical. Comme le caricature Gros-Serpent dans son long portrait de La Sorte, en 1892, le jeune E. Morin multiplie les tâches et les casquettes : journaliste, bouquiniste, imprimeur, bibliothécaire, tribun… : ” ce long, pâle, sec typo, que l’on voit partout et même ailleurs, est (alors) Parisien”.

Portrait de Poulbot. « M. E. Morin », {La Sorte}, n° 4 mars 1892 

Ces activités professionnelles multiples se prolongent par un activisme syndical important. Il appartient à cette génération d’ouvriers du livre qui voit s’imposer, en France, la composition mécanique et les vifs débats que les machines suscitent. Ces débats auxquels il prend toute sa part portent évidemment sur l’efficacité des machines mais aussi sur l’impact qu’elles ont sur la condition des ouvriers ou sur la place des femmes au sein de la corporation.

Edmond Morin est membre de la Chambre syndicale de la typographie parisienne. Passionné par les questions d’apprentissage et de transmission, il fonde avec Paul Trapp et Victor Breton la bibliothèque de la Chambre syndicale typographique parisienne. Il est aussi à l’origine du cours professionnel du syndicat en 1895. C’est d’ailleurs sur le contingent de l’enseignement technique qu’il est fait chevalier de la légion d’honneur en 1931, en tant qu’ “ouvrier typographe à Thorigny sur Marne, fondateur des premiers cours professionnels du syndicat typographique parisien”. Il soutient, là encore avec Victor Breton, la fondation de l’école Estienne, où il siège au comité de surveillance, en tant que représentant de la chambre, jusqu’en 1897.

La bibliothèque des arts graphiques (1929-1998)

Collectionneur d’ouvrages imprimés, il devient de facto bouquiniste. C’est en faisant don, à partir de 1918 de sa collection à la ville de Paris qu’il constitue le fonds de la Bibliothèque des arts graphiques. Celle-ci est inaugurée en janvier 1929 et installée au sein de l’école communale située 80 boulevard du Montparnasse. Cette collection est consacrée à l’imprimerie et à la typographie. Elle est composée de livres, de brochures, de périodiques et plus de 900 catalogues d’imprimeur illustrés de caractères typographiques et de vignettes. Les collections datent du XIXe siècle et du XXe siècle, la période 1900-1930 y est plus particulièrement représentée.

Il entendait ainsi offrir une documentation technique et professionnelle aux ouvriers du livre. L’initiative est d’ailleurs bien relayée par les associations patronales et ouvrières de la corporation. Elle sert aussi de modèle pour la création d’autres sections techniques et professionnelles, diverses, au sein des bibliothèques publiques. La Bibliothèque des arts (typo)graphiques a fermé ses portes en 1998. Mais ses collections sont aujourd’hui conservées et communiquées par la bibliothèque Forney.

Le “publiciste”

 
E. Morin est un “publiciste” prolixe, au sens ancien du terme. Il est journaliste et essayiste. Il écrit et publie des chroniques et d’autres textes techniques mais aussi engagés sur la vie politique et sociale. Il collabore à de nombreuses revues professionnelles et techniques : La reliure, la revue des arts graphiques, le matériel typo-litho, La Sorte. Il a une rubrique “Bavardage” dans la revue Protos,… Il écrit et publie jusqu’à sa mort sur les sujets qui lui sont chers : la question syndicale et professionnelle, et l’histoire de l’imprimerie et de ses techniques. Il édite aussi ses textes. Au final, il laisse ainsi une œuvre importante, essentiellement technique et professionnelle, et aussi de vulgarisation sur l’art typographique et l’histoire du livre en général.
 
Extrait de E. Morin, “Bavardage”, PROTOS, 8, 1934.
 
La notice biographique du Maitron recense assez précisément l’ensemble de cette œuvre commencée en 1894 par un Essai sur les impressions en couleurs. On se contentera de citer ici le dictionnaire typographique (1903) réédité en 1933 sous le titre de dictionnaire de l’imprimerie.
 
Au terme de ce court récit, la tentation est forte de retenir la singularité d’un parcours de vie et la richesse d’une personnalité. Pour autant, les qualités et la vie d’Edmond Morin illustrent sans doute assez bien ce que sa corporation, et ce qu’on appelle “l’aristocratie ouvrière”, ont apporté à la société française.  Ce rapide portrait nous en apprend aussi beaucoup sur qui vit à Thorigny sur Marne au tournant des deux siècles et introduit aux changements que le XXème siècle va y opérer. 
 
Pour toutes ces raisons, il ne serait pas incongru qu’une voie, une rue – par exemple, le peu imaginatif “passage des écoles” ? – prenne un jour le nom du “typo” Edmond Morin.  

Des références essentielles

 

Marie-Cécile Bouju. L’Ecole Estienne, 1889-1949 : La Question de l’apprentissage dans les industries du livre. Thèse pour le diplôme d’archiviste-paléographe, sous la direction d’Elisabeth Parinet, Ecole nati.. 1998. <halshs-00157091>

Marie-Cécile Bouju. Notice MORIN Edmond [MORIN François, Edmond]http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article204009, version mise en ligne le 31 mai 2018, dernière modification le 1er juin 2018.

 

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